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Affichage des articles du mars, 2020

solange

Hermann Vorberger ne se contente plus de photographier les arabesques multicolores qui serpentent sur le mur de Berlin sans aucun espoir – quoiqu’on en dise – de le lézarder un jour. Souvent il appelle Solange pour qu’elle entre dans le champ de son objectif. Le temps d’un cliché elle fait cesser le claquement de ses dents. Aussitôt après elle recommence à courir le long du mur pour tenter de se réchauffer. C’est vers le milieu des années 80. L’hiver est particulièrement rigoureux. Solange ne rêve que d’une chose : descendre les marches d’une Weinstube, lever son verre et boire à la santé de son nouvel amant. Elle le surnommera l’Amant allemand. Hermann n’est Berlinois que depuis peu. Il est originaire d’une petite ville de la banlieue de Stuttgart. Il s’obstine à vouloir terminer ses quatre rouleaux de pellicule couleur. De l’autre côté du mur, la ville est grise. Depuis ses deux visites au musée de Pergame, le mois de son arrivée, Hermann n’y est plus jamais retourné. Il dit que ça ...

Incertitudes

« La cause directe du renversement des régimes des démocraties populaires en 1989 fut le renoncement de Gorbatchev de recourir à la force pour restaurer le monopole des partis communistes et l’hégémonie de l’URSS. Pourquoi ? C’est la grande question. L’incertitude de tout le monde quant aux vraies intentions soviétiques a pesé sur les événements et a joué en faveur de leur déroulement pacifique. Au printemps et à l’été 1989, la crainte d’un durcissement de l’attitude soviétique préoccupe les esprits des capitales d’Europe centrale, tant le laxisme affiché par Moscou paraissait invraisemblable. Dans les chancelleries occidentales, on s’interrogeait sur les arrière-pensées des maîtres du Kremlin. » François Fejtö. En août 1991, Jean Descours est à Prague. Il y apprend qu’un putsch est en cours à Moscou. Il sent la peur présente dans la ville de Prague, où il se trouve pour la première fois – physiquement, car en pensée il y a déambulé souvent à l’époque de sa liaison avec Solange Passe...

Les chars russes

Solange Passemer se souvient bien de ses pas solitaires dans la ville trépidante, le 18 novembre 1989. Les pensées et les souvenirs cognaient dans sa tête au rythme rapide de ses pas, si bien que le cerveau de Solange forme autour de cette journée une figure complexe. S’y enclavent des avant et des ailleurs. L’ailleurs principal qui s’agrège à la pensée de ce jour pragois, c’est la maison de ses parents dans un village de Charente, où Solange est rappelée soudain par l’urgence de sa mère malade, en plein août 68. Y est subordonné un souvenir encore plus lointain, une passerelle s’écroulant sur le chantier naval de Saint-Nazaire : un traumatisme familial tel que Solange n’attend pas un train de trop pour retourner au chevet de sa mère, avec une angoisse d’autant plus forte qu’elle n’a jamais été exprimée. Ses oncles ont péri par accident, ce n’était pas une maladie, mais sur l’image que Solange se fait de sa mère alitée pendant le trajet infiniment long qui la ramène en France – à Paris...

Plan

Solange Passemer est en retard à un rendez-vous. Elle ne connaît pas bien le quartier. Elle se perd et elle s’énerve. Heureusement, elle trouve sur son chemin un plan. Elle le sait fiable. Il n’en va pas de même dans les démocraties populaires. A part la Hongrie, qui fournit des cartes routières à peu près exactes, on n’y trouve que des plans volontairement falsifiés. L’étranger égaré dans un quartier périphérique de Prague n’a aucune chance d’arriver à destination si quelqu’un de confiance ne lui a pas fourni d’explications topographiques précises. Le mieux serait encore d’être accompagné par un habitant des lieux, mais ceux-ci se méfient de la surveillance omniprésente du régime et évitent de se faire voir dans la rue en compagnie d’étrangers, ce qui pourrait les mettre en danger. Jamais Solange n’est allée saluer madame Stanekova, la maman de Pavel. Quant aux passants, ils préfèrent se détourner les uns des autres – on ne sait jamais – et passer leur chemin. Rejoindre une adresse r...

Palais-Royal

Les jardins du Palais-Royal sont remplis des souvenirs de Solange. Ils s'y sont imprimés au fil des saisons. L'hiver 1981, il neigeait. L'état de siège avait été décrété en Pologne, comme dans un cauchemar tout recommençait. Elle pleurait surtout parce que son amant venait de la quitter. Françoise Girard tâchait de la consoler. Elle habite place des Victoires depuis presque dix ans. Mille fois au moins elle a traversé le Palais-Royal. C'est un des lieux de sa mémoire. Jean essaie de déblayer son esprit de tous les souvenirs qu'il n'a pas encore entendu raconter lorsqu'il suit la dame en mauve un soir de décembre. Il cherche à désimbriquer sa mémoire. Le pourra-t-il, si celle-ci procède par enroulements ? A moins qu'elle ne soit palimpseste ? Ou stratification ? Jean note des phrases dans un petit carnet. Récemment, il en a recopié une d'un roman sud-américain : "Pourquoi avez-vous regardé uniquement cette petite fenêtre ?" Il a rêvé d...

Symptôme

Solange ne reconnaît pas l'émotion qui la gagne : un penchant incomplet, au conditionnel. Elle sent un picotement au creux du ventre, entre les seins – juste en dessous. Elle résiste à l'envie d'affronter ce symptôme évident. Elle lutte contre l'aveu qu'elle refuse de se faire. Elle sent un élancement dans l'âme qui lui donne le vertige. Elle se débat pour esquiver ce tourbillon. Elle se concentre sur Prague, sur Timisoara. Jamais auparavant elle n'a refoulé une émotion naissante, jamais elle n'a tenté de se convaincre que son cœur disait faux. Il lui est arrivé de souffrir et de pleurer, de se faire une raison, de combattre ses sentiments. Un peu plus souvent, elle s'y est glissée avec sensualité et elle a observé avec délectation le cheminement de cette tension dans ses veines à partir du picotement au creux du ventre, entre les seins, juste en dessous. Jamais elle n'a imposé à ses sentiments de ne pas s'exprimer. Pour la première fois de s...

Métronome

Le balancier de Joseph Brodsky et le métronome de Prague J'ai toujours associé cette sculpture de Vratislav Karl Novák au poème de Brodsky : le temps qui se remet en marche après un long hiver où tout était gelé. Je ne sais pas si c'est le sens que l'artiste a voulu lui donner, mais c'est celui qu'elle a pour moi. Le Métronome a été installé en 1991 à l'emplacement d'un ancien monument à Staline , dynamité en 1962.

Le cauchemar du monde post-communiste

Une correspondance entre J.Brodsky et V. Havel En 1994, Vaclav Havel, ancien dissident politique devenu président de la Tchécoslovaquie, puis de la République tchèque, répond à une lettre ouverte de Joseph Brodsky, ancien dissident soviétique, toujours poète. Ces deux textes sont publiés sous le titre Le cauchemar du monde post-communiste , publié en français aux éditions Anatolia en 1994, traduction (depuis l’anglais) de Claude Orsoni. Le balancier de Joseph Brodsky

Mars 1990

Les lettres que Solange a reçues depuis novembre de Berlin, de Prague ou de Varsovie sont éparpillées sur la table ovale. L’hiver avance vers sa fin. Dans la lumière ronde qui tombe de l’abat-jour sur le piano, Solange les relit, les trie, essaie de les ordonner pour en construire un récit. Ces lettres sont toutes pleines d’une excitation incroyable. Incroyable serait en première position, si Solange faisait une analyse des fréquences sémantiques. Elle n’en a pas besoin pour percevoir l’incrédulité qui a fait trembler les mains lorsqu’elles ont tracé les mots : nous pouvons sortir de chez nous. Les visages traversent les frontières pour atteindre l’esprit de Solange. Elle relit les formules de conjuration qui entourent chaque phrase de chacune de ces missives. Comment tout cela va-t-il évoluer ? Solange reste aussi prudente que les lettres. Tout est allé si vite. Les mains qui écrivent n’ont pas eu le temps de réaliser ce qui s’est passé. Elles le répètent chacune plusieurs fois comme ...

I like Beuys/boys

Berliner Mauerbilder , Hermann Waldenburg, Nicolaische Verlagsbuchhandlung, Berlin, 1990