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janvier 1990

Les rêves de Solange font naître des rencontres étranges au chaud de son appartement parisien. Dans celui dont elle s’éveille un matin de janvier, Elsa Köcheln danse le tango avec Isidoro Asconsa. La neige tombe quelque part. Lorsqu’elle se redresse dans son lit, Solange sent autour de ses épaules la chaleur des bras de Hermann Vorberger.
Une porte vient de claquer dans la vie de Solange. Elle n’espère plus rien du jeune auteur orageux d’un roman bizarre. Comment pourrait-elle se douter qu’une nuit de tempête de l’hiver qui vient – la tempête du siècle, diront les journaux – elle lui racontera sa première rencontre avec Elsa, sous un pont du centre-ville de Berlin-Est ? Elsa habitait à la périphérie, mais ne voulait pas amener chez elle la jeune femme de l’Ouest. Les murs risquaient d’écouter et les voisins de voir. C’était la RDA. Elsa ne faisait pas de politique. Elle baissera juste un peu les yeux en longeant la statue de Marx et d’Engels, sur la place du même nom, comme si elle avait un peu honte de leur présence au cœur de sa ville.
Sous un pont ? Solange ne saurait plus du tout retrouver le lieu de ce rendez-vous. Il n’y avait pas de rivière, c’était une rue large où passaient quelques voitures. Sans doute Elsa l’a-t-elle choisi parce que c’est un point de repère commode. Depuis plusieurs années que les deux jeunes femmes correspondent, elles se sont souvent échangé leurs photos, mais elles veulent être sûres de ne pas se manquer. Maintenant qu’elle y pense, Solange est de moins en moins sûre que c’était un pont, peut-être seulement l’auvent d’une sortie de métro. La mémoire de Solange a-t- elle associé cette rencontre avec les images des films du temps de la guerre froide ? Les échanges d’espions s’y font toujours au milieu d’un pont.
Elles boivent un thé dans le restaurant tournant en haut de la Tour de la Télévision, sur l’Alexanderplatz. Elles n’ont presque rien à se dire. Elles se sont tout écrit depuis plusieurs années. Elsa a confié sa première lettre à l’une de ses amies qui a épousé un Français. Cette amie est la voisine de palier de l’aînée des Passemer, jeune épouse Rochas, qui fait parvenir la lettre à sa petite sœur Solange.
« Liebe unbekannte Freundin... », chère amie inconnue. Elsa ne cherche qu’à tisser un petit lien avec quelqu’un de l’Ouest. Elles correspondent avec assiduité.
Il y a un nœud dans la mémoire de Solange cet après-midi d’avril lorsqu’Elsa la raccompagne au métro. Le matin, Solange a senti un malaise lui serrer l’âme quand la rame a ralenti sans s’arrêter à la station condamnée de Friedrichstrasse, grise comme le mur. Elle l’a un peu oublié au musée de Pergame, devant les bleus et les verts des murs babyloniens, avant de retrouver Elsa. L’heure tourne. Solange doit rentrer chez la copine qui la loge à l’Ouest – celle-là même chez qui elle fera la connaissance d’Hermann une dizaine d’années plus tard.
Il y a un nœud dans la gorge de Solange, et dans son souvenir une image d’une force poignante : Elsa Köcheln est debout, restée de ce côté-là de la barrière du métro. Elle salue doucement une dernière fois. Solange s’éloigne vers le quai, elle se retourne une dernière fois. Elsa reste là-bas, sans aucun espoir de passer un jour par ici.

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