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De quelle couleur ?

De quelle couleur est la bombe de peinture que Solange lève vers le mur, une nuit de réveillon, au milieu des années 80 ? Du rouge, peut-être ? Ils sont quatre ou cinq, Hermann Vorberger brandit son appareil photo, il fait nuit pourtant. Il a bu, comme tout le monde, et il lui a fait danser un tango – du moins a-t-il appelé ça un tango. Solange rit en avançant sur la neige durcie. Elle aussi a bu du vin et de la bière. Elle veut laisser sa trace sur le mur de Berlin, mais aucune idée ne lui vient. Elle rit et fait exprès de trébucher pour essayer de tomber dans les bras d'Hermann. C'est une trentenaire respectée, elle a des collègues et un bureau à Paris, elle signe des articles dans des livres sérieux consacrés à la guerre froide et à la politique de fermeture des frontières des démocraties populaires. Elle participe aussi à toutes formes de soutien aux intellectuels opprimés, en particulier tchèques, à cause de son ami Pavel. L'année dernière, elle a été nommément citée dans une lettre de remerciements adressée par le dissident Václav Havel à un collectif parisien. Elle est par ailleurs remarquée pour la finesse et la subtilité de ses analyses.
Si fines et si subtiles qu'elle n'a rien vu venir de plus que les autres devant ce mur bariolé où elle rit aux éclats.
Le mur n'a plus que quelques années à vivre, mais comment l'esprit de Solange, même lorsqu'il se sera débarrassé des vapeurs d'alcool, pourrait-il concevoir l'impensable ? Elle secoue la bombe, inscrit quelque chose en très grand, avec des gestes amples, elle ne sait plus quoi. Quelqu'un lui prend la bombe pour écrire à son tour. De l'autre côté du mur il y a Elsa Köcheln, dont Solange entend le rire dans le téléphone, une nuit d'automne, quelques années plus tard.

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