Il a presque vingt ans. Il s'appelle Jean Descours. C'est un étudiant rougissant, un peu blond, qui prépare un concours, spécialité philosophie. C'est aussi l'auteur d'un manuscrit intersidéral en alexandrins. À bientôt sur Andromède. Il y en a soixante-douze pages. Solange soupire. Elle ferme la fenêtre. Elle regarde les feuillets posés sur sa table basse. Elle a promis de le lire. Elle s'assoit au piano, caresse les notes sans les enfoncer. Elle va se servir un verre de vin. Elle s'assoit dans le canapé. Elle ouvre le journal. Elle jette un coup d'œil aux vers posés sur la table.
« …Andromède – ou Sirius ? Que choisis-tu Wanda ? »
À bientôt sur Andromède. Pourquoi pas ? Il se passait des choses autrement surréelles ces temps-ci.
« À bientôt à Prague ». Pavel Stanek, en exil à Amsterdam, concluait presque toujours ses lettres par cette formule. Possédant un humour particulier qu’il qualifiait lui-même de tchèque, et où Solange voyait surtout une tentative de lutter contre le désabusement, il improvisait parfois des variations dans le style du soldat Chveik (célèbre personnage de la littérature de son pays) comme « Sur la place Wenceslas, à dix heures et quart après Brejnev » ou, le temps passant, « Rendez-vous après Andropov, tu as ton billet ? ». Personne n'y croyait, lui encore moins qu’un autre. Or dans dix jours à peine, Solange serait à Prague avec Pavel et ses amis. Ils parleraient de liberté. Ils parleraient surtout en liberté. Solange devrait être heureuse.
Jean a vingt ans. A peine vingt ans. À quand sur Andromède ?
Elle rêve éveillée, lovée dans son canapé, d'une formule magique qui l'emmène dans les étoiles. Elle repense à une autre nuit, un peu plus tôt en décembre.
De la poudre de perlimpinpin, c'est ce que contenait le comprimé bleu pâle qu'elle tenait entre le pouce et l'index au-dessus d'un grand verre d'eau. Se penchant irrémédiablement vers elle en travers de la table, jusqu'à l'envelopper entière dans une ombre formidable, Masaryk – premier président de la république de Tchécoslovaquie – lui susurrait de laisser tomber le cachet dans l'eau, qu'il allait précipiter. Levant les yeux vers lui, elle remarquait que sa moustache était devenue noire et que c'était Staline dont le front s'approchait, irrémédiablement. Elle avait déjà ouvert les doigts et dans le verre un cachet rond et plat, blanc comme de l'aspirine, se dissolvait. A vrai dire il précipitait, mais au lieu du bruissement effervescent, elle entendait « perlimpinpin », un bruit de cloches au lointain...
Le téléphone... le téléphone au milieu de la nuit. Solange allume la lampe et sort du lit. Sur la table de chevet, une page de journal pliée en deux lui montre une photo d'Alexander Dubcek aux côtés de Václav Havel, prise la veille dans un théâtre de Prague, siège du Forum Civique. Havel est penché vers l'avant et projette une grande ombre sur son voisin. Dans l'atemporalité et la demi conscience du réveil, un éclair embrouillé vient soulager le cerveau de Solange. Le téléphone sonne une autre fois. Il y a une explication à son rêve. Son cerveau court vers l'analyse... les événements se précipitent avec une telle cadence depuis la chute du mur de Berlin... son cerveau s'explique le vocabulaire de son rêve. Quant au cachet bleu... Le téléphone insiste et Solange se réveille tout à fait. Le cœur lui bat la chamade.
Les pensées, les rêves et les souvenirs vont plus vite que les sonneries du téléphone et Solange se revoit dans une chemise de nuit semée de petites fleurs, pieds nus sur les tomettes, agrippée des deux mains au combiné noir, écoutant derrière la voix de celui qu’elle appelle Rodolphe les chars russes violer une nuit d'août en Bohême. Dans son esprit elle entend le bruit des chenilles sur les pavés, mais elle ne saurait dire s'il est véritablement parvenu à son oreille à travers le combiné, ou si elle l'y a surimposé a posteriori, quand d'autres voix lui ont raconté la fin du printemps de Prague, qui avait duré presque tout un été où ils avaient tous tant espéré. Cet automne-ci au contraire, il se passait des choses inespérées.
Le téléphone sonne encore.
– Il en faut du temps pour te réveiller, ma chère !
Pavel Stanek bouillonne d'effervescence, la joie est entrée dans sa voix.
A la fin de l’été 1968, lorsqu’elle avait revu Rodolphe à Paris, Solange s’était enquis de Pavel avant même d’embrasser son amant retrouvé. Mais celui-ci n’avait aucune nouvelle à lui donner. Pavel se cachait. Il n'allait pas tarder à être arrêté à cause de son activisme politique au sein de l'Institut Polytechnique de l'Université de Prague. A Paris, Solange Passemer ferait ce qu'elle pourrait – c'est-à-dire pas grand' chose – pour venir en aide à ses amis tchèques. A sa sortie de prison, Pavel n'aurait pas la permission de reprendre ses études d'ingénieur. Il obtiendrait un emploi de veilleur de nuit dans la fabrique de chocolat de Mariánské Lázné, au nord du pays. Il n'en continuerait pas moins à se forger une conscience politique qui l'entraînerait dix ans plus tard sur les routes de l'exil.
Cette nuit, Pavel appelle de Prague au sortir d'une réunion politique. Le Forum Civique multiplie ses sessions à Prague. L’exilé de retour y a retrouvé des visages qui n'avaient pas souri avec tant d'éclat depuis plus de vingt ans. Il prononce des noms que Solange croyait avoir oubliés.
– Il faut que tu viennes à Prague, Solange, tu ne peux pas savoir, c'est extraordinaire... c'est indescriptible.
« …Andromède – ou Sirius ? Que choisis-tu Wanda ? »
À bientôt sur Andromède. Pourquoi pas ? Il se passait des choses autrement surréelles ces temps-ci.
« À bientôt à Prague ». Pavel Stanek, en exil à Amsterdam, concluait presque toujours ses lettres par cette formule. Possédant un humour particulier qu’il qualifiait lui-même de tchèque, et où Solange voyait surtout une tentative de lutter contre le désabusement, il improvisait parfois des variations dans le style du soldat Chveik (célèbre personnage de la littérature de son pays) comme « Sur la place Wenceslas, à dix heures et quart après Brejnev » ou, le temps passant, « Rendez-vous après Andropov, tu as ton billet ? ». Personne n'y croyait, lui encore moins qu’un autre. Or dans dix jours à peine, Solange serait à Prague avec Pavel et ses amis. Ils parleraient de liberté. Ils parleraient surtout en liberté. Solange devrait être heureuse.
Jean a vingt ans. A peine vingt ans. À quand sur Andromède ?
Elle rêve éveillée, lovée dans son canapé, d'une formule magique qui l'emmène dans les étoiles. Elle repense à une autre nuit, un peu plus tôt en décembre.
De la poudre de perlimpinpin, c'est ce que contenait le comprimé bleu pâle qu'elle tenait entre le pouce et l'index au-dessus d'un grand verre d'eau. Se penchant irrémédiablement vers elle en travers de la table, jusqu'à l'envelopper entière dans une ombre formidable, Masaryk – premier président de la république de Tchécoslovaquie – lui susurrait de laisser tomber le cachet dans l'eau, qu'il allait précipiter. Levant les yeux vers lui, elle remarquait que sa moustache était devenue noire et que c'était Staline dont le front s'approchait, irrémédiablement. Elle avait déjà ouvert les doigts et dans le verre un cachet rond et plat, blanc comme de l'aspirine, se dissolvait. A vrai dire il précipitait, mais au lieu du bruissement effervescent, elle entendait « perlimpinpin », un bruit de cloches au lointain...
Le téléphone... le téléphone au milieu de la nuit. Solange allume la lampe et sort du lit. Sur la table de chevet, une page de journal pliée en deux lui montre une photo d'Alexander Dubcek aux côtés de Václav Havel, prise la veille dans un théâtre de Prague, siège du Forum Civique. Havel est penché vers l'avant et projette une grande ombre sur son voisin. Dans l'atemporalité et la demi conscience du réveil, un éclair embrouillé vient soulager le cerveau de Solange. Le téléphone sonne une autre fois. Il y a une explication à son rêve. Son cerveau court vers l'analyse... les événements se précipitent avec une telle cadence depuis la chute du mur de Berlin... son cerveau s'explique le vocabulaire de son rêve. Quant au cachet bleu... Le téléphone insiste et Solange se réveille tout à fait. Le cœur lui bat la chamade.
Les pensées, les rêves et les souvenirs vont plus vite que les sonneries du téléphone et Solange se revoit dans une chemise de nuit semée de petites fleurs, pieds nus sur les tomettes, agrippée des deux mains au combiné noir, écoutant derrière la voix de celui qu’elle appelle Rodolphe les chars russes violer une nuit d'août en Bohême. Dans son esprit elle entend le bruit des chenilles sur les pavés, mais elle ne saurait dire s'il est véritablement parvenu à son oreille à travers le combiné, ou si elle l'y a surimposé a posteriori, quand d'autres voix lui ont raconté la fin du printemps de Prague, qui avait duré presque tout un été où ils avaient tous tant espéré. Cet automne-ci au contraire, il se passait des choses inespérées.
Le téléphone sonne encore.
– Il en faut du temps pour te réveiller, ma chère !
Pavel Stanek bouillonne d'effervescence, la joie est entrée dans sa voix.
A la fin de l’été 1968, lorsqu’elle avait revu Rodolphe à Paris, Solange s’était enquis de Pavel avant même d’embrasser son amant retrouvé. Mais celui-ci n’avait aucune nouvelle à lui donner. Pavel se cachait. Il n'allait pas tarder à être arrêté à cause de son activisme politique au sein de l'Institut Polytechnique de l'Université de Prague. A Paris, Solange Passemer ferait ce qu'elle pourrait – c'est-à-dire pas grand' chose – pour venir en aide à ses amis tchèques. A sa sortie de prison, Pavel n'aurait pas la permission de reprendre ses études d'ingénieur. Il obtiendrait un emploi de veilleur de nuit dans la fabrique de chocolat de Mariánské Lázné, au nord du pays. Il n'en continuerait pas moins à se forger une conscience politique qui l'entraînerait dix ans plus tard sur les routes de l'exil.
Cette nuit, Pavel appelle de Prague au sortir d'une réunion politique. Le Forum Civique multiplie ses sessions à Prague. L’exilé de retour y a retrouvé des visages qui n'avaient pas souri avec tant d'éclat depuis plus de vingt ans. Il prononce des noms que Solange croyait avoir oubliés.
– Il faut que tu viennes à Prague, Solange, tu ne peux pas savoir, c'est extraordinaire... c'est indescriptible.
Commentaires
Enregistrer un commentaire