Est-il déjà commun, ce souvenir ? Grâce à madame Girard qui fit jadis ses études sur les mêmes bancs qu’elle, Solange et Jean sont réunis dans le même espace. Ils en sont pourtant deux éléments distincts. Jean revoit sa silhouette menue, raide sur son estrade, faisant des gestes saccadés comme si elle avait peur de leur livrer la joie qui irradie sous son récit, qui l'entraîne de plus en plus loin des mécanismes de la censure dont elle est venue leur parler (quoique la liberté d'expression soit une des revendications de la révolution en train de s'opérer). Il se revoit buvant les mots que prononcent ses lèvres un rien butées. Quant à Solange, elle a sans le vouloir inscrit sur sa rétine le visage de ce garçon un peu blond au milieu de la salle. Il ne lui sera pas tout à fait inconnu lorsqu'il l'abordera tout à l'heure.
Dans le RER qui la ramène vers Paris, elle se demande ce qui l'a pris de leur parler de tout ça, y compris de la bouteille de champagne qu'elle a débouchée pour trinquer par téléphone avec ses amis de Berlin, le soir où le mur est tombé. Quelle idée de leur dévoiler ses enthousiasmes gamins, ses pleurs de joie ! Pire, elle a interrompu sa phrase pour leur préciser : « enfin, une demie bouteille », et ça l'agace ce fond de tempérance bourgeoise. Une demie bouteille !
Cette conférence, pense Jean, est la deuxième porte du labyrinthe. Sur leur fil d'Ariane une coïncidence s'y noue. La veille, il a achevé son manuscrit. Il écoute d'une oreille distraite l'oratrice invitée par sa professeure d'histoire. Il pense à son point final. Il n'est pas peu fier. De temps en temps il sourit à ses propres pensées. Est-ce que madame Passemer, sur l'estrade, remarque ce sourire ? Aimerait-il qu'elle le prenne pour elle ? Ils sont nombreux dans la salle, il serait improbable qu’elle arrête son regard sur lui. D'ailleurs son regard porte maintenant beaucoup plus loin que toutes ces têtes respectueuses. Au début de sa conférence, Solange Passemer a l'impression de se trouver devant un parterre d'entonnoirs qui ne demandent qu'à être gavés. Elle sent ses mots happés, engloutis tous crus. Ne vont-ils pas tous exploser devant ses yeux, à se remplir ainsi de la parole tombée de son autorité ? Elle qui leur explique justement la façon dont les gens de l'Est ont appris à décrypter le double langage du pouvoir. Elle sent un vague mépris pour cette jeunesse consciencieuse. Elle, à leur âge... Elle arrête presque à temps son idée de vieille conne. Il y a mieux à faire. Elle décide de les provoquer. Elle quitte son sujet. Elle était à Prague il y a deux semaines, le jour où un étudiant est mort – du moins le croyait-elle, mais n'était-ce pas une de ces fausses nouvelles que le pouvoir avait coutume de mettre en circulation ? Et eux que faisaient-ils ce 18 novembre, hein, eux assis là ? Elle parle de liberté, d'espoir, elle parle de mouvement – elle n'ose pas encore dire changement.
Devant elle il y a toujours beaucoup d'entonnoirs. Mais quelques bouches se sont fermées, plusieurs stylos sont restés suspendus en l'air et des yeux se sont animés. L'auditoire est toujours attentif, mais le silence a une qualité différente. S’il reste encore suspendu à ses lèvres, elle y sent flotter l'écho d'une résonance. Solange apprécie son effet. Elle enchaîne sur Berlin, portée par plus d'enthousiasme qu'elle ne voudrait. D'au-delà des frontières elle ramène son regard sur les étudiants massés devant elle. Elle attend des réactions. On lui pose quelques timides questions.
Parmi eux, il y a un garçon un peu blond, au visage ovale et doux. Il s'appelle Jean Descours. Elle ne peut pas le savoir, ils ne se connaissent pas. Elle ne l'a pas remarqué. Il ne pose pas de questions. Elle ne sait pas qu'aujourd'hui s'emmêlent leurs vies.
Il la regarde sortir du lycée en compagnie de madame Girard. Elles discutent quelques minutes sur le trottoir. Elles s'embrassent. Madame Passemer descend la rue vers le RER. Elle porte un anorak mauve. Ses cheveux châtains rebondissent sur ses épaules au rythme de sa marche. Il la suit dans le RER. Il se sent « emballé » par cette femme. Il se sourit à lui-même avec un peu d'ironie, parce qu'il vient d'employer un mot issu du vocabulaire de sa mère. Cette femme doit avoir à peu près l'âge de sa mère.
Jean erre dans les souvenirs de Solange. Elle ne lui a pas raconté celui-ci. Elle est assise dans le RER. Il ne sait pas à quoi elle pense en regardant la banlieue grise défiler par la fenêtre. Il est resté debout, dans son dos. Il la regarde. Au lieu de descendre quand il le devrait, il reste dans le train. Il sort derrière elle à Châtelet-Les Halles, poursuit sa silhouette mauve, se faufile avec elle dans la foule pressée. Quand ils débouchent sur le quai, un métro est là qui sonne. Ils courent tous les deux, il la frôle au moment où les portes se ferment. Elle descend à Palais-Royal. Il la suit.
Cette conférence, pense Jean, est la deuxième porte du labyrinthe. Sur leur fil d'Ariane une coïncidence s'y noue. La veille, il a achevé son manuscrit. Il écoute d'une oreille distraite l'oratrice invitée par sa professeure d'histoire. Il pense à son point final. Il n'est pas peu fier. De temps en temps il sourit à ses propres pensées. Est-ce que madame Passemer, sur l'estrade, remarque ce sourire ? Aimerait-il qu'elle le prenne pour elle ? Ils sont nombreux dans la salle, il serait improbable qu’elle arrête son regard sur lui. D'ailleurs son regard porte maintenant beaucoup plus loin que toutes ces têtes respectueuses. Au début de sa conférence, Solange Passemer a l'impression de se trouver devant un parterre d'entonnoirs qui ne demandent qu'à être gavés. Elle sent ses mots happés, engloutis tous crus. Ne vont-ils pas tous exploser devant ses yeux, à se remplir ainsi de la parole tombée de son autorité ? Elle qui leur explique justement la façon dont les gens de l'Est ont appris à décrypter le double langage du pouvoir. Elle sent un vague mépris pour cette jeunesse consciencieuse. Elle, à leur âge... Elle arrête presque à temps son idée de vieille conne. Il y a mieux à faire. Elle décide de les provoquer. Elle quitte son sujet. Elle était à Prague il y a deux semaines, le jour où un étudiant est mort – du moins le croyait-elle, mais n'était-ce pas une de ces fausses nouvelles que le pouvoir avait coutume de mettre en circulation ? Et eux que faisaient-ils ce 18 novembre, hein, eux assis là ? Elle parle de liberté, d'espoir, elle parle de mouvement – elle n'ose pas encore dire changement.
Devant elle il y a toujours beaucoup d'entonnoirs. Mais quelques bouches se sont fermées, plusieurs stylos sont restés suspendus en l'air et des yeux se sont animés. L'auditoire est toujours attentif, mais le silence a une qualité différente. S’il reste encore suspendu à ses lèvres, elle y sent flotter l'écho d'une résonance. Solange apprécie son effet. Elle enchaîne sur Berlin, portée par plus d'enthousiasme qu'elle ne voudrait. D'au-delà des frontières elle ramène son regard sur les étudiants massés devant elle. Elle attend des réactions. On lui pose quelques timides questions.
Parmi eux, il y a un garçon un peu blond, au visage ovale et doux. Il s'appelle Jean Descours. Elle ne peut pas le savoir, ils ne se connaissent pas. Elle ne l'a pas remarqué. Il ne pose pas de questions. Elle ne sait pas qu'aujourd'hui s'emmêlent leurs vies.
Il la regarde sortir du lycée en compagnie de madame Girard. Elles discutent quelques minutes sur le trottoir. Elles s'embrassent. Madame Passemer descend la rue vers le RER. Elle porte un anorak mauve. Ses cheveux châtains rebondissent sur ses épaules au rythme de sa marche. Il la suit dans le RER. Il se sent « emballé » par cette femme. Il se sourit à lui-même avec un peu d'ironie, parce qu'il vient d'employer un mot issu du vocabulaire de sa mère. Cette femme doit avoir à peu près l'âge de sa mère.
Jean erre dans les souvenirs de Solange. Elle ne lui a pas raconté celui-ci. Elle est assise dans le RER. Il ne sait pas à quoi elle pense en regardant la banlieue grise défiler par la fenêtre. Il est resté debout, dans son dos. Il la regarde. Au lieu de descendre quand il le devrait, il reste dans le train. Il sort derrière elle à Châtelet-Les Halles, poursuit sa silhouette mauve, se faufile avec elle dans la foule pressée. Quand ils débouchent sur le quai, un métro est là qui sonne. Ils courent tous les deux, il la frôle au moment où les portes se ferment. Elle descend à Palais-Royal. Il la suit.
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